Les moulins hydrauliques en question
Par Raoul GUICHANE - sept 2012
LE PROBLÈME
Sous la pression d’une directive européenne demandant la restitution de la qualité de l’eau en 2015, les autorités françaises cherchent des solutions et disent avoir trouvé les principaux coupables : les seuils et les barrages des moulins hydrauliques. Leur suppression conduirait à des améliorations selon elles fondamentales :
- la libre circulation des sédiments ;
- le confort des poissons migrateurs ;
- la continuité écologique.
- le retour à l’état initial ;
Nous vous proposons nos propres réflexions, en prenant comme exemple celui de la Claise dans sa partie tourangelle. La Claise est un affluent de la Creuse. Elle coule moitié dans le département de l’Indre, moitié dans celui d’Indre-et-Loire donc en Touraine (COUDERC 2003). Dans cette partie tourangelle, sur une quarantaine de kilomètres, son débit en moyenne annuelle augmente de 2 à 4 m3/s, et elle a été équipée toutes dates confondues de vingt six moulins (GUICHANÉ 2003).
Autrefois, on se baignait dans la Claise. Depuis les années 1970-1980, il n’en est plus question.
Autrefois, on pêchait des anguilles tout le long de la Claise. Depuis les années 1970-1980, il n’y a plus, ou presque plus, d’anguilles.
Ce sont là deux aspects immédiats de la détérioration de l’état des cours d’eau ; il y en a bien d’autres.
SÉDIMENTS
Ils s’accumuleraient en amont des seuils et des barrages et envaseraient le lit mineur. Or sur la Claise cette accumulation n’a pas été constatée sur tous les barrages. Et pourtant la brutalité du remembrement dans les années 1960 a provoqué une arrivée dans les rivières d’énormes quantités de sédiments du fait de la suppression des haies, des talus, des fossés, et du creusement d’émissaires profonds, rectilignes, suivant la ligne de plus grande pente. Il serait plus opportun de maintenir ces sédiments là où ils sont utiles, dans les champs, en rétablissant des haies, des talus et des fossés.
POISSONS
Pendant 500, 1000, 1500 ans, les anguilles se sont fort bien accommodées des barrages des moulins. Il y en avait partout, tout au long des rivières, jusque dans les années 1970-1980. C’est donc dans des phénomènes nouveaux qu’il faut chercher la cause de leur quasi disparition ; nous en voyons deux :
- la surpêche industrielle dans l’embouchure de la Loire (et de tous les fleuves de la façade atlantique), où l’on prenait les civelles par milliers de tonnes, voire certaines années par dizaines de milliers de tonnes. L’étonnant, c’est qu’il en reste !
- la pollution des rivières, fortement accentuée depuis la Seconde Guerre Mondiale.
Actuellement, dans les biefs et les grandes quantités d’eau qui les remplissent, il y a diverses espèces de poissons dont les plus gros sont les silures, les carpes, les chevennes et les gardons, et aussi des carnassiers, brochets, sandres, black-bass.
Certes, il n’y a dans la Claise ni truites ni saumons ; mais il y a des truites dans deux de ses affluents, la Muanne et l’Aigronne.
Il est plus que douteux que la Claise ait jadis été peuplée de truites et de saumons. Comme pour les anguilles, il faudrait aussi s’interroger sur la disparition du saumon dans beaucoup de rivières de France. Sa surpêche a conduit à la nécessité d’en faire des élevages. Au Moyen-Âge, en Dordogne, des ouvriers se sont plaints du fait qu’on leur donnait du saumon à tous les repas. Or au Moyen-Âge les rivières étaient déjà équipées de moulins, surtout depuis les 10e et 12e siècles. Les saumons seraient-ils devenus moins performants ? La réalité, c’est qu’ils ont été, eux aussi, décimés. Grâce à des échelles à poissons sur des barrages hydroélectriques importants, l’un d’eux a récemment remonté la Loire jusqu’à Roanne, suivi d’un autre qui a fait demi-tour. Ces deux héros ont été cités dans le journal « Le Monde » (CHARBONNIER 2012). Ils ont créé l’événement.
Il y a actuellement dans les biefs des moulins de nombreuses et grosses carpes, et c’est un spectacle de les voir frayer au printemps. En cas de quasi assèchement, elles disparaîtraient, peut-être au profit d’hypothétiques truites. Est-ce indispensable ?
POLLUTION
La pollution chimique est unanimement dénoncée. Ses causes sont multiples. Il faut les chercher dans l’emploi exponentiel de produits chimiques après la Seconde Guerre Mondiale :
- engrais et pesticides dans l’agriculture productiviste ;
- engrais et pesticides en jardinage domestique où ces produits sont moins bien dosés ;
- déchets rejetés volontairement ou non par l’industrie ;
- médicaments (non utilisés) et désinfectants par les centres de soins et les particuliers ;
- produits de lavage et d’entretien domestiques :
- multiplication des surfaces imperméables où les eaux de pluie drainent toutes sortes de choses.
Les moulins hydrauliques n’y sont pour rien. On leur reproche cependant de freiner l’écoulement des cours d’eau, et par suite celui de la pollution qui tarde à arriver à la mer. Laquelle en est cependant déjà bien pourvue.
Le mieux serait de s’attaquer à la dite pollution. En épandages annuels de pesticides, on est passé en 10 ans de 100 000 tonnes à 62 700 tonnes, et l’objectif prévu pour 2018 est de passer sous la barre des 40 000 tonnes (Le Canard Enchaîné 2012). Ce qui est déjà une quantité respectable. Mais, toujours selon l’hebdomadaire satirique, « la mode est aux combinaisons de pesticides,[ce qui] permet d’en multiplier les effets, mais aussi de rester dans les clous lors des contrôles ». Tant que les pesticides ne seront pas interdits, leurs fabricants auront toujours un coup d’avance…
Une critique récurrente est le réchauffement de l’eau des biefs en été. Cette critique est fondée, atténuée cependant si les rives sont plantées d’arbres. Si réchauffement il y a, il peut favoriser certaines espèces animales ou végétales au détriment d’autres espèces. C’est un autre système qui s’installe, différent de celui qui existerait si l’eau était plus vive. Un système différent donc, mais pas nécessairement de qualité inférieure.
PRODUCTION D’ÉNERGIE
Actuellement, seuls quelques sites sont équipés, parmi les plus puissants, au dessus de 100 kW. Pour les plus petits, au prix actuel de l’électricité, l’équipement ne serait pas financièrement rentable, et le potentiel est jugé ridiculement faible. Mais dans le contexte actuel de recherche de sources d’énergie propre et renouvelable la question mérite d’être étudiée de plus près.
Il y a eu en France, jusqu’au 19e siècle, et toutes dates confondues, cent mille sites équipés de moulins. Pour faire tourner une paire de meules il fallait une puissance de l’ordre de 5 kW (GUICHANÉ 2002). En Touraine, comme ailleurs, les rivières les plus puissantes (au-delà de 0,6 m3/s) étaient équipées pratiquement au maximum de leur potentiel, et chaque site pouvait animer, en continu, deux ou plusieurs paires de meules. Les rivières plus faibles étaient moins pourvues en nombre de moulins, et ces moulins ne travaillaient que par éclusées. Globalement, le potentiel des grosses rivières était supérieur à celui des petites. En prenant 5 kW comme puissance individuelle des sites nous faisons donc une évaluation à minima, pour qu’elle soit indiscutable.
5 kW x 100000 = 500000 kW = 500 MW, soit la moitié d’une tranche de centrale nucléaire.
Ce n’est pas négligeable. De plus, cette électricité serait utilisée sur place, diminuant ainsi les pertes en ligne par effet Joule, pertes relativement importantes dans les lignes à basse tension qui équipent les écarts.
Quant à la rentabilité financière, elle sera atteinte un jour, le prix de l’électricité ne pouvant qu’augmenter de plus en plus fortement.
Donc, à l’avenir, écologiquement et financièrement, la production d’énergie électrique par les petits moulins sera intéressante.
Nos voisins allemands l’ont compris, et ils prennent une voie radicalement opposée à la nôtre (ESCHUNG 2007) : ils réhabilitent leurs moulins pour leur faire produire de l’électricité dans des microcentrales, voire des picocentrales. Car il existe aujourd’hui une machine hydroélectrique adaptée à chaque chute, quels que soient sa hauteur et son débit. Leurs ingénieurs ont amélioré tous les systèmes hydrauliques (roues et turbines), même les roues en dessous ou de côté (GUICHANÉ 2002) dont les rendements étaient jusque là mauvais.
Et pourtant nous avions en France d’excellentes roues verticales pour les basses chutes, les roues Sagebien à la fin du 19e siècle et les roues Fonfrède au 21esiècle…
CONTINUITÉ ÉCOLOGIQUE
Elle serait rompue par tous les barrages. Par les grands barrages hydroélectriques, sûrement. Pour les modestes barrages des moulins, l’accusation paraît un peu exagérée. Certes, il y a des chutes, qui sur la Claise, disparaissent lorsque les barrages automatiques s’abaissent pour laisser passer les crues, et, sur les autres rivières, lorsque pour la même raison, on manœuvre les vannes de décharge. La continuité du courant est alors rétablie, par plusieurs séquences de plusieurs jours par an.
Il est donc faux de dire que les biefs sont des successions de bassins étanches. Ce serait grave, car préjudiciable à la biodiversité et à la dynamique des espèces animales et végétales emprisonnées.
De toute façon, la rivière continue de s’écouler. Mais il faudrait de plus que les barrages automatiques fonctionnent et que les vannes manœuvrées à la main soient effectivement manœuvrées. On reproche à certains propriétaires des moulins de négliger ces manœuvres ; lorsque cette accusation est fondée, des sanctions devraient être prises, et il faudrait mettre lesdits propriétaires face à leurs responsabilités.
Quant à la discontinuité écologique provoquée par ces petits barrages, elle ne saute pas aux yeux : de part et d’autre, on voit les mêmes arbres et les mêmes plantes sur les rives, on pêche les mêmes poissons. Et le défaut d’oxygénation de l’eau dans les plans d’eau est compensé dans les chutes et les passages dans les roues ou les turbines.
La discontinuité de la production d’énergie électrique par des microcentrales produirait « un effet de yo-yo sur le niveau de l’eau néfaste pour les écosystèmes » (Valo 2012). N’exagérons rien ! Des milliers de moulins ont fonctionné ainsi pendant des siècles et on attend l’évaluation des dégâts. La brutalité des interventions anthropiques depuis la Seconde Guerre Mondiale dans les campagnes, les villes et les abords des villes nous paraît bien plus néfaste.
PAYSAGES
Les moulins hydrauliques ont fortement marqué les paysages des fonds de vallées. Leurs systèmes hydrauliques retiennent l’eau dans des biefs de plusieurs centaines de mètres de long, et pour la Claise, de plus de 20 m de large, bordés d’aulnes, de frênes et de saules. La destruction des barrages détruirait ces plans d’eau et les paysages qui les accompagnent. Les canaux d’amenée ne seraient plus que des fossés boueux et les lits mineurs, devenus trop larges, seraient en grande partie inoccupés. Certains techniciens de rivières, notamment dans le Maine-et-Loire, fustigent ces eaux presque dormantes, qu’ils qualifient de »bassines », et leur préfèrent des cours d’eau moins visibles mais plus actifs ; on peut aussi préférer le paysage actuel.
Les moulins hydrauliques sont les seuls bâtiments construits au bord de l’eau, conçus pour fonctionner et pour durer les pieds dans l’eau. Privés d’eau, ils n’auraient plus de sens, et on peut s’interroger sur leur devenir du fait des modifications géologiques résultant de l’assèchement.
Toutefois, certains moulins seraient préservés en raison de leur valeur patrimoniale.
RETOUR À L’ÉTAT INITIAL
C’est-à-dire avant toute intervention anthropique.
C’est impossible, car cet état initial, nul ne le connaît.
Prenons l’exemple de la Claise.
1 - Les travaux de calibrage de 1968
- abandon des systèmes hydrauliques de quelques moulins ;
- curage du lit mineur pour le remettre à ses dimensions du 18esiècle ;
- rectification du tracé pour supprimer des coudes et des méandres afin d’augmenter la vitesse d’écoulement ;
- construction de barrages à clapet automatiques
2 – Et avant ?
Toutes dates confondues, il a existé vingt six moulins dans la partie tourangelle de la Claise, dont les dates d’apparition dans les archives vont du 12e au 19esiècles. Mais les dates de construction ne sont pas connues et sont évidemment antérieures
Les cadastres du 19esiècle et les documents du projet de navigation de la fin du 18e siècle montrent des tracés anastomosés. Certains bras ont été creusés par les constructeurs, d’autres simplement utilisés, d’autres abandonnés telles les »fausses rivières » mouillées seulement en temps de crues et aujourd’hui disparues, comblées par les agriculteurs. Les bras de décharge et les canaux d’amenée forment aujourd’hui des îles artificielles qui ajoutent aux charmes des moulins et que les riverains verraient disparaître avec grand déplaisir.
3 – Et avant ?
Le profil en long de la Claise montre l’existence de creux et de seuils. Les gués, et tous les ouvrages d’art, ponts, passerelles, barrages, moulins, s’appuient sur ces seuils, qui sont des points forts (GUICHANÉ 2002). Ces seuils sont-ils d’origine naturelle, ou anthropique, ou d’origine naturelle et renforcés par l’homme ? On n’en sait rien. La même constatation peut être faite sur le profil en long de l’Indre.
Les ponts et les passerelles sont généralement construits sur d’anciens gués. Or un gué s’entretient par apports de pierres. Il est donc possible, et même probable, que des gués ont préexisté, et ont été exhaussés par les usagers. Depuis quand ? Au Moyen-Âge ? à l’époque gallo-romaine ? à l’époque gauloise ? au néolithique ? au paléolithique ? Personne ne sait.
Finalement, tracés nouveaux, tracés anciens disparus et introuvables, seuils naturels ou renforcés, ignorance du passé lointain, tout concourt à l’impossibilité d’un retour à l’état initial qui apparaît illusoire, utopique.
PATRIMOINE
Les visites des moulins restants sont appréciées pour la beauté des sites, pour les mouvements des roues monumentales, pour la simplicité et les astuces des vieilles mécaniques, pour l’histoire de leur riche passé.
Les moulins hydrauliques ont été les premières machines à maîtriser des forces de la nature autres que celles utilisées jusque là, les forces musculaires des hommes et des animaux. Relayés à partir du 12e siècle par les moulins à vent, ils ont mis à la disposition de l’homme des puissances mécaniques centuplées, ils ont libéré l’homme de dures servitudes, ils ont permis des productions en quantités impensables sans eux. Ils ont été de puissants facteurs de progrès techniques, scientifiques et sociaux.
Ils constituent des éléments essentiels de notre patrimoine industriel et social.
Les riverains, les pêcheurs, les promeneurs, les connaisseurs de la rivière sont habitués à ces plans d’eau qui font partie du patrimoine paysager des communes. Ils ne sont pas prêts à le voir sacrifier.
De puissants moyens d’irrigation par pompage sont maintenant à la portée des agriculteurs. Les nappes phréatiques sont mises à contribution. Les retenues d’eau contribuent à alimenter ces nappes phréatiques, et surtout à les soulager de prélèvements excessifs ; elles constituent aussi des réserves en cas d’incendies. Autant de raisons de les conserver !
CONCLUSION
La suppression des barrages des moulins hydrauliques apparaît comme une décision d’opportunité, facile et insuffisamment réfléchie.
Pendant 2000 ans s’est constitué peu à peu en France un réseau des moulins hydrauliques destiné à fournir de l’énergie à toutes sortes de productions industrielles. Ce système a été dépassé par d’autres sources d’énergie dont on prévoit l’épuisement. La sagesse serait de le réactiver pour produire de l’énergie sous sa forme la plus précieuse aujourd’hui : l’électricité.
Si l’état des nos rivières et leurs fonctions, actuelles ou futures, nécessitent des travaux d’aménagement, deux impératifs doivent présider à ces travaux : la prudence et le respect.
Raoul Guichané
Bibliographie
CHARBONNIER 2012
Charbonnier V. – À Roanne, les saumons refont surface, Le Monde, 12-13 août 2012 : 5.
COUDERC 2003
Couderc J.-M. – La Claise et son bassin (étude physique), La Claise sous-affluent de la Vienne, Rivières tourangelles n°3, LA SIMARE, Joué-lesTours, 2003 :5-20.
ESCHUNG 2007
Eschung M. – Guide pour la réhabilitation des moulins hydrauliques en vue de la production d’électricité, mémoire de maîtrise, Université de Louvain-la-Neuve, 14 décembre 2007.
GUICHANÉ 2002
Guichané R. – Le savoir des constructeurs de moulins hydrauliques et l’équipement des cours d’eau en Touraine du Moyen-Âge à l’époque subcontemporaine, thèse de doctorat, Université François Rabelais, Tours, 8 Janvier 2002, 5 vol.
GUICHANÉ 2003
Guichané R. – Les moulins hydrauliques de la Claise tourangelle et de ses affluents, Rivières tourangelles n°3, LA SIMARE, Joué-les-Tours, 2003 : 97-110.
GUILLERME 1997
Guillerme A. - Les temps de l’eau, Seyssel, Paris.
GUILLERME 1999
Guillerme A.- Les moulins hydrauliques du Bassin parisien, Moulins de France, n° 39, Paris.
LE CANARD ENCHAÎNÉ 2012
Le Canard enchaîné – « Conflit de canard, L’effet cocktail », mardi 14 août 2012 : 5.
VALO 2012
Valo M. La mue écologique des 2000 petits barrages français, Le Monde, 12-13 août 2012 : 5.